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Mardi 2 avril 2019 par
Publié dans Regards n°1041 [1]
Entre essai historique et road-trip en terres frontistes, Jonathan Hayoun, ancien président de l’UEJF, et Judith Cohen Solal, psychologue engagée, racontent dans La Main du Diable (Grasset), comment le parti de Marine Le Pen a tenté de séduire la communauté juive de France.
Judith Cohen Solal et Jonathan Hayoun
D’ennemi juré de la communauté juive de France, le Rassemblement National (ex-FN) cherche désormais à s’imposer comme son bouclier. Comment expliquez-vous cet incroyable glissement ?
Judith Cohen Solal Marine Le Pen veut surfer sur l’inquiétude des Juifs de France face à la montée d’un antisémitisme islamiste dont elle voudrait faire croire qu’elle peut les protéger. Elle cherche l’image d’une complicité en disant : « vous et nous » sommes la cible d’une même menace. Cette stratégie a pour objectif d’obtenir soutien et respectabilité. Louis Aliot, compagnon de Marine Le Pen, nous a confirmé cet objectif : cette dernière veut « faire sauter le verrou » de l’antisémitisme, et ainsi consolider sa stratégie dite de « dédiabolisation ». Inquiets, certains Français juifs se mettent à tendre l’oreille et à se demander si cette parole de Marine Le Pen, d’apparence ferme et intransigeante, ne leur offrirait pas la solution face aux menaces et aux attaques antisémites.
Jonathan Hayoun Ce « glissement » peut paraître incroyable et nouveau. Mais si on l’inscrit dans l’histoire du FN, on remarque que des tentatives de rapprochement avec les institutions juives ont déjà existé sous la présidence de Jean-Marie Le Pen. Il avait lui aussi tenté de se présenter comme un bouclier face à une menace qui viendrait d’autres groupes que l’extrême droite. Le FN avait créé en 1986 le Comité national des français juifs : organe censé lutter contre l’antisémitisme de l’Union soviétique. Cette entité est restée une coquille vide. La stratégie d’hier, comme celle d’aujourd’hui, sert à désigner les antisémites ailleurs, une manière aussi de mieux masquer et oublier les siens.
Œuvrant à ce rapprochement contre nature, il semble y avoir la patte de leaders politiques (Louis Aliot, Gilbert Collard) et d’idéologues (Gilles-William Goldnadel, Eric Zemmour). Que dire de leur influence ?
JCS Parmi les hauts-cadres du RN, Gilbert Collard et Louis Aliot sont en effet les plus proactifs. Leur enjeu n’est pas de convaincre en interne de l’importance du combat contre l’antisémitisme, mais plutôt de donner à voir publiquement leur (pseudo) intransigeance sur le sujet. Pour l’heure, cette tentative de rapprochement n’a donné lieu à aucun résultat avec le corps institutionnel de la communauté juive de France.
JH Je ne crois pas que Gilles-William Goldnadel œuvre concrètement au rapprochement. Il pense que la communauté juive n’a plus de raison aujourd’hui de refuser le dialogue avec l’extrême droite, dans la mesure où ce n’est pas de l’extrême droite que sont venus, ces dernières années, les attaques et les meurtres antisémites. Quant à Eric Zemmour, il incarne cette influence idéologique qui considère qu’une alliance est nécessaire pour faire face à la menace islamiste. En agitant l’inquiétude légitime face à l’antisémitisme meurtrier, il participe d’une banalisation de l’antisémitisme traditionnel dont se nourrissent pourtant les divers extrêmes antisémites.
Dernièrement, on a pu voir David Rachline se rendre à la synagogue de Fréjus ou encore Fabien Engelmann multiplier les signes de bonne volonté auprès du responsable de la communauté israélite d’Hayange. Au niveau local, diriez-vous que certaines digues sont en train de céder ?
JCS Les digues bougent, mais ne cèdent pas. Notre enquête voulait rendre compte de situations spécifiques. A Hayange, le dirigeant de la communauté est seul et il n’est pas dupé par le maire FN, mais s’inquiète du devenir du carré juif du cimetière qui dépend de la municipalité. A Fréjus, la lucidité est toujours là, mais le pouvoir local a poussé certains à banaliser quelques actions.
D’aucuns doutent de la sincérité profonde de l’extrême droite lorsqu’elle défend les Juifs de France. Vous parlez-vous même de « hold-up idéologique ». Expliquez-nous...
JH Face aux nouvelles manifestations d’antisémitisme, il y a bien, à l’extrême droite, une tentative d’OPA sur la peur des Juifs. L’extrême droite veut faire croire que sa haine des Juifs est révolue. Nous constatons de nombreuses contradictions à ce sujet dans le livre, en regardant de près ce que pensent et disent les leaders ou les militants du RN. Les preuves des ramifications entre cette famille politique et les nouveaux visages de l’antisémitisme sont nombreuses. Or, il y a une réalité simple à rappeler : on ne peut pas lutter contre la haine du Juifs quand on promeut ka haine de l'autre !